Bulletin 31

Sommaire :

Editorial (R .Parsemain); p.2
Attribution de noms aux nouveaux citoyens de St-Pierre (Collectif); p.3
Note de lecture : les Illusions du sang (R.Parsemain) p.13
Une annulation insolite (M.Palcy) p.16

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Editorial

Qu’est-ce donc que cette étrange comptabilité ?
On a une dette morale envers soi-même,
qu’on ne peut rembourser qu’avec le temps,…
Pierre Ouellet, Une mémoire illisible, in Asiles, langues d’accueil, Québec 2002, FIDES.

 

Le temps ! 1848…1902…2015 ! Trois fois le mois de mai ! N’en faisons pas une mythologie facile. Mais, plus simplement, avec quoi et pourquoi, en ce 22 Mai 2015, cette empreinte Amarhisfa sur le chemin cendre et poussière de l’humaine histoire à Saint Pierre ?

La quête généalogique, en particulier la recherche patronymique, c’est émigrer vers son pays natal. L’apparition du nom, comme le lieu de naissance, est dans le temps. On fait provision de mémoire. Pour le futur. Ne s’achève point encore le déblaiement des cendres et laves des Mai de Saint-Pierre.

L’équipe de l’Amarhisfa l’a sûrement ressenti. La journée du 22 mai leur fut alors belle et agréable.

L’assistance, nombreuse, apprécia le compte-rendu des travaux. Monique Palcy et Alex Bourdon présentaient les résultats du groupe de recherche composé de Maggy Baudin, José Baude, Pauly Helmany, Sonny Jaccoulet, Viviane Son, Yvon Saint-Louis-Augustin et des deux amis déjà nommés.

Le document, avec la liste des 2333 nouveaux libres, tiré et distribué à cette occasion, précise, en son préambule que le travail a permis de pallier partiellement cette perte incommensurable —- la disparition des registres d’individualité, soit les neuf prévus pour la commune de Saint-Pierre et sa banlieue, Morne-Rouge et Fonds Saint-Denis.

L’Amarhisfa s’était saisie du problème. Informée de nos travaux, la Mission du Grand Saint-Pierre, a sollicité notre participation pour le 22 mai 2015. L’annonce de l’événement déclencha des appels venus de personnes intéressées par le nom d’ancêtres sûrement « identitarisés » dans le Saint-Pierre d’après le 22 mai 1848. L’émotion des demandes révélait une sorte de nouvelle naissance, voire un brin de fierté. On peut citer des noms comme Louilot ou Loupec…. Les retours, après la manifestation confirmaient les mêmes sentiments. Quelle dette envers la personne humaine se remboursait ainsi avec le temps ?

Dans le document, un texte signé du Président du Conseil Régional note que
Chaque nom témoigne donc d’une histoire singulière.
Chaque nom est l’enseigne d’un combat, d’une force de vivre, d’une volonté d’exister.
Chaque ouvre un futur.
Chaque nom est Histoire.
Il est aussi indiqué ce long  cheminement qu’il appartient à notre génération de parachever.

Les 2333 identités —- 28 % environ du total présumé —- s’avère donc bien plus qu’un sillage des semaines et mois suivant les 22 et 23 mai 1848 avec la décision de Rostoland et aussi le décret du 27 avril de la même année mais encore dans l’Atlantique.

Ainsi, cette « mémoire » puise par delà une catastrophe géologique. L’étrange comptabilité a œuvré. Elle contribue à une histoire un peu plus ouverte sur elle-même.

En l’occurrence, le travail de l’Amarhisfa reste invite sur la voie de notre réalité au monde. Elle descelle de l’oubli. Ces patronymes, ces êtres de 1848 « sauvés »en quelque sorte du boucan de 1902 nous éclairent vers nous-mêmes et… les autres. Quelques braises, dans la cendre du chemin.

Roger Parsemain


Attribution de Noms aux Nouveaux Citoyens de Saint-Pierre à l’Abolition de l’Esclavage en 1848

Saint-Pierre 22 Mai 2015,
Noms perdus et noms retrouvés.
Introduction à l’exposé

 

Monsieur le Maire,
Madame, Monsieur,

 

Les captifs déportés d’Afrique et maintenus en esclavage sur le sol martiniquais avaient, leur vie durant, juste un prénom ou un sobriquet mais pas de noms transmissibles à leurs descendants. Etant considérés juridiquement comme des biens meubles, ils n’étaient pas dénommés. L’abolition de l’esclavage en 1848 va réparer ce déni de personnalité. Commencera alors une vaste opération d’attribution de noms de famille aux 73 000 nouveaux citoyens que comptait la Martinique.

Pour camper le sujet et mieux le comprendre, nous allons évoquer successivement :

  • Le contexte historique qui conduisit à l’abolition de l’esclavage
  • Les registres d’individualité et le cas particulier de Saint-Pierre
  • Les éléments statistiques relatifs aux nouveaux citoyens de Saint-Pierre
  • La fabrication de noms patronymiques à Saint-Pierre

A)- Le contexte historique

Les évènements de 1848 qui aboutiront à l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises ont  été précédés par des signes annonciateurs que nous rappellerons brièvement :

Révolution industrielle en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle et critiques du travail servile par les économistes libéraux

L’ère du machinisme va gagner progressivement l’Europe et l’idée se fera jour que la machine et le travail salarial peuvent  remplacer avantageusement le travail servile. Les partisans de l’idéologie libérale prônent le travail libre, le capitalisme et l’abolition de l’esclavage : notamment Adam Smith en Angleterre. Les esclaves des colonies, selon ce courant philosophique,  n’ont pas de pouvoir d’achat et n’utilisent que les produits les meilleurs marchés nécessaires à leur survie. La main-d’oeuvre servile serait onéreuse (achat et entretien de l’esclave, fort taux de mortalité et de morbidité).

1ère Abolition de l’esclavage par la Convention en France en 1794 et rétablissement de celui-ci en 1802 par Bonaparte

La Convention, par décret du 4 février 1794, abolit l’esclavage dans toutes les colonies. La Martinique, au contraire de la Guadeloupe, ne bénéficiera pas de cette mesure car elle est tombée aux mains des Anglais qui sont alors hostiles à l’abolition de l’esclavage. En 1802, Bonaparte, alors 1er Consul, décide de rétablir l’esclavage dans les colonies. Pourquoi le fait-il ? Parce que les caisses de l’Etat sont vides en raison de la guerre avec les pays d’Europe et singulièrement avec l’Angleterre, et parce que l’exploitation des îles à sucre pourra à nouveau remplir les caisses de l’Etat. Le rétablissement de l’esclavage dans les colonies était aux yeux de Bonaparte la condition première pour atteindre ses objectifs. Il n’eut pas besoin pour cela que son épouse lui dictât sa conduite. Cette mesure fut transparente pour la Martinique qui n’a pas bénéficié de la 1ère abolition.

La concurrence du sucre de betterave

Depuis le blocus continental, la France est devenue productrice de sucre de betterave, lequel concurrence le sucre des colonies. Cette production a démarré dès les premières années du 19ème siècle, lorsque soumise au blocus anglais la France ne recevait plus de sucre de canne des colonies. En 1835, le sucre de betterave représente 35% de la consommation française et 40% en 1847, et le lobby constitué par les producteurs de sucre de betterave milite fortement pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies.

La montée du courant abolitionniste

Le mouvement abolitionniste gagne en vigueur en Angleterre et en France. Les figures de proues en France sont : Lamartine, Alexis de Tocqueville, Victor Schoelcher, le duc de Broglie qui est le Président de la Société Française pour l’Abolition). (Source : Armand Nicolas in Histoire de la Martinique  Tome 1 page339).

Abolition de la traite négrière

Rappelons que l’abolition de l’esclavage s’est faite en deux étapes : d’abord l’abolition de la traite négrière, qui a consisté à interdire l’importation, dans les colonies, d’esclaves venant d’Afrique mais les personnes déjà déportées dans les colonies ont continué à y être esclaves après l’abolition de la traite. L’abolition de l’esclavage, en 1848, est la 2ème étape de ce processus d’émancipation.

En 1807, l’Angleterre abolit la traite négrière dans les colonies britanniques. En 1815, les puissances européennes réunies en congrès à Vienne (France, Espagne, Portugal, Pays-Bas) s’engagent à abolir la traite négrière. Cet engagement s’est concrétisé en 1817 en France sous le règne de Louis XVIII. Bien qu’interdite en 1817, la traite négrière se poursuivit en Martinique de manière clandestine. On estime que de 1815 à 1832, 15 000 esclaves y ont été introduits par cette filière.

(Source : Frédéric Régent in « La France et ses Esclaves, de la colonisation aux abolitions (1620-1848)»  aux Editions Grasset page 57).

En 1831, le navire négrier « L’Amélie » coula au Diamant, entraînant la mort d’une centaine de captifs Ibos. En souvenir de ce tragique évènement, fut édifié « le Mémorial de l’Anse Cafard ».  La traite clandestine ne cessa en Martinique que vers 1835, à partir du moment où des sanctions très lourdes furent prises à l’encontre des négriers, telle la confiscation de leurs bateaux et que les acheteurs et les receleurs ne furent plus épargnés.  A Saint-Pierre aussi des Africains sont arrivés par la filière de la traite clandestine.

Les révoltes d’esclaves

Tout au long de la période esclavagiste, les captifs africains mis en esclavage sur le sol martiniquais  déployèrent des stratégies individuelles pour résister à ce système scélérat et déstructurant : marronnage, suicide, infanticide, empoisonnement de bétail, sociétés de secours mutuels.

Il y eut également des révoltes collectives sporadiques qui furent très durement réprimées. Au 19e siècle, ces révoltes se succédèrent et devinrent des insurrections de grande ampleur : insurrection du Carbet en 1822, celle de 1831 à Saint-Pierre qui se solda par 26 condamnations à mort dont 22 furent exécutées par pendaison sur la Place Bertin.

 Affranchissements de 1830 à 1848

A partir de 1830, avec l’avènement de Louis-Philippe, le roi bourgeois libéral, l’affranchissement fut assoupli et la taxe d’affranchissement supprimée. Entre 1830 et 1848, il y eut 25.661 affranchissements à la Martinique

(source : Christiane Mézin –Duval dans sa thèse de doctorat en droit).

Cet infléchissement relatif du système esclavagiste provoqua l’hostilité des colons Blancs qui se sentaient menacés dans leurs privilèges. C’est dans ce contexte qu’éclata « l’Affaire de la Grande Anse » en 1833.

En 1848, juste avant l’abolition de l’esclavage, 33 % des personnes de couleur étaient libres en Martinique. En effet la population se décomposait ainsi :

9 500     Blancs

37 000     Hommes de couleur libres

73 000     Esclaves

—————————-

Total ………120 000

(Source : Cahier du Patrimoine, n° 19 consacré à « L’esclavage » tome II page 235, article de Roland Suvélor).

 

En 1833 : abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises

Cet évènement, connu de la population martiniquaise esclave, suscita espoir et frustration et une vague de marronnages vers les îles anglaises (Dominique et Sainte-Lucie).

Installation des premières usines à sucre

En 1845, la  Martinique connaît ses  premières expériences de fonctionnement sur son sol d’usines centrales et de travail libre. Ces usines sont installées à Fort-de-France (la Pointe Simon), au François (quartier Vapeur) et au Robert. Les travailleurs sont des affranchis et des esclaves libérés pour la circonstance. Dès ce moment, on peut dire que le système esclavagiste est à terme condamné malgré l’hostilité des milieux réactionnaires.

 Le contexte historique en 1848

En Février 1848, en France, la Monarchie est renversée et la IIème République est proclamée. Un Gouvernement Provisoire est mis en place au sein duquel siègent des hommes favorables à l’abolition de l’esclavage : Lamartine, François Arago, Louis Blanc, Ledru Rollin, Garnier Pagès, Crémieux…Au demeurant tous ces hommes ont à Fort-de-France une rue qui leur est dédiée.

François Arago, en charge du ministère de la Marine et des Colonies, nomme Victor Schoelcher sous-secrétaire d’état aux colonies avec pour mission de préparer l’acte d’abolition. Dans la foulée, intervient le décret du 4 mars 1848 qui stipule que

« Nulle terre française ne peut porter d’esclaves … ».

La décision d’abolition est prise par décret le 27 avril 1848. Le 11 mai 1848, Auguste Perrinon, commissaire général de la République, embarque à Cherbourg pour les Antilles. Il apporte avec lui le décret d’émancipation. Par suite de l’insurrection populaire survenue le 22 Mai 1848 à Saint-Pierre et au  Prêcheur –consécutive à l’arrestation de Romain– le gouverneur de la Martinique, Rostoland, prend un arrêté le 23 mai 1848 qui proclame l’abolition immédiate de l’esclavage dans la colonie. Lorsque Perrinon arrive à la Martinique le 3 juin 1848, il constate que l’esclavage y a déjà été aboli.

De l’esclavage à la citoyenneté

Le Gouvernement Provisoire instaure le suffrage universel car jusqu’alors le suffrage était censitaire. (1)  Le principe du suffrage universel est étendu aux colonies et vaut aussi pour les nouveaux citoyens. Ceux-ci ont été inscrits sur les listes électorales sous leurs prénoms et leurs surnoms ou sobriquets car la procédure de dénomination de 73 000 nouveaux citoyens s’est avérée longue et difficile. Bissette, Schoelcher et Pory-Papy furent élus en août 1848 à l’Assemblée Nationale constituante chargée de voter la Constitution de la IIème République. On peut supposer que la première participation électorale des nouveaux libres n’a pas été élevée vu le faible laps de temps qui s’est écoulé entre l’abolition et les élections. Il n’empêche que sur le plan des principes,  ces élections ont valeur de symbole. Des hommes qui, peu de jours avant étaient esclaves et dénués de droits, ont été admis pour la première fois de leur vie à élire des représentants à l’Assemblée Nationale française. Un bémol : les femmes n’ont pas été habilitées à voter. Ce droit, elles ne l’obtiendront qu’un siècle plus tard en 1945.

En septembre 1848 eurent lieu les élections municipales. A Saint-Pierre, Alfred Agnès, homme de couleur affranchi en 1831, est élu au conseil municipal, puis maire de la commune. C’est lui qui orchestrera l’opération d’attribution de noms aux nouveaux libres de Saint-Pierre.

(1) Le cens était un impôt plus ou moins important payé par les contribuables qui seuls étaient électeurs et éligibles. Par ce moyen, sous la Monarchie, le peuple était privé de vote et de l’exercice des fonctions électives.

 B)-Les registres d’individualité et le cas particulier de Saint-Pierre

Les noms donnés aux 73 000 nouveaux citoyens de la Martinique ont été consignés dans des registres d’état civil spéciaux appelés : registres d’individualité. Ces registres rassemblent des actes dits d’individualité qui nous livrent des informations essentielles sur les nouveaux libres :

  • N° de l’acte
  • Prénom de l’esclave
  • Patronyme attribué
  • Sexe
  • Age
  • Date de naissance (rarement signalée)
  • Profession
  • Lieu de naissance
  • Lieu de résidence
  • Nom de la mère
  • Nom du père
  • N° d’inscription sur le registre matricule des esclaves
  • Date d’établissement de l’acte
  • Nom du maire ou de l’officier d’état civil signataire
  • Mentions marginales: légitimation, reconnaissance, mariage, décès

Les registres d’individualité, au nombre de 81,  ont été confectionnés en France et apportés en Martinique, le 3 juin 1848, par le Commissaire Général de la République : Auguste Perrinon, martiniquais né à Saint-Pierre le 30/09/1812.  Ces registres, établis le plus souvent en un seul exemplaire, n’existent que dans les anciennes colonies françaises (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion) et nulle part ailleurs. La majorité des noms de famille de la Martinique contemporaine a été fabriquée au cours de cette période de notre histoire.

Disparition des registres d’individualité de Saint-Pierre

9 registres avaient été prévus pour la commune de Saint-Pierre et ses banlieues (Morne Rouge et Fonds Saint-Denis) (2), qui était la commune la plus peuplée de la Martinique (3)Les 9 registres d’individualité de Saint-Pierre ont brûlé lors de l’éruption du 8 mai 1902. Avec eux disparaissaient les actes fondateurs de plusieurs centaines de familles martiniquaises dont les ancêtres avaient reçu leurs noms à Saint-Pierre après l’abolition de l’esclavage.

(2) Le Morne Rouge et Fonds Saint-Denis sont devenus des communes en 1888, En 1848, ils constituaient la banlieue de Saint-Pierre..

(3) Le nombre de nouveaux libres à Saint-Pierre en 1848 a été estimé à 8370 (source Guillaume Durand in Les Noms de Famille de la Population Martiniquaise d’Ascendance Servile  page 533).

Reconstitution partielle des actes d’individualité  de Saint-Pierre

L’AMARHISFA a entrepris de pallier, au moins partiellement, cette perte incommensurable. La méthode utilisée a consisté à récupérer les informations disponibles dans les actes de mariage et de reconnaissance d’enfants enregistrés à l’état civil de la ville de Saint-Pierre de 1848 à 1899 (4). En effet, dans les actes de cette nature, la législation fait obligation à l’officier d’état civil de mentionner l’acte de naissance des intéressés ou ce qui en tient lieu, en l’occurrence les éléments essentiels de l’acte d’individualité lorsqu’il s’agit d’un nouveau libre.

Exemple : le 8/02/1862 Sylvain OTOBAL épouse Rachelle PELAGE (acte de mariage n°227). Il nous est indiqué que Sylvain, inscrit au Registre d’individualité (RI) de Saint-Pierre sous le n°4729, a reçu le nom OTOBAL le 13/03/1849 et qu’il vivait sur l’habitation Pérrinelle à Saint-Pierre. Le même acte de mariage nous précise que Rachelle, l’épousée, est inscrite au RI de Saint-Pierre sous le n°2360 et qu’elle reçoit le nom Pélage le 26/01/1849.

C’est ainsi que le dépouillement systématique des registres d’état civil de 1848 à 1899 a permis de récupérer l’identité de 2333 nouveaux libres, soit 28% du total. En revanche, les éléments des actes d’individualité de tous ceux qui ne se sont pas mariés ou qui n’ont pas eu à reconnaître des enfants à l’état civil sont irrémédiablement perdus. Cette perte d’information représente un total d’environ 6037 personnes (72% de l’effectif des nouveaux libres.)

(4) Contrairement aux registres d’individualité, les registres d’état civil de Saint- Pierre (mariages, naissances et décès) étaient établis en 3 exemplaires. Les jeux de registres restés à Saint-Pierre(municipalité et greffe du tribunal) ont brûlé lors de l’éruption du 8 mai 1902, mais l’exemplaire, conservé au ministère de la Marine et des Colonies, a échappé au désastre ; seuls les registres des années 1900 à 1902, dont les 3 exemplaires étaient encore à Saint-Pierre lors de l’éruption, ont été détruits.

 

C)- Eléments statistiques relatifs aux nouveaux libres de Saint-Pierre

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Prédominance de la famille matrifocale

La famille qui a émergé de l’esclavage est une famille matrifocale, elle est constituée le plus souvent d’une femme seule avec un ou plusieurs enfants, le géniteur de ceux-ci est souvent absent, et il peut y avoir plusieurs géniteurs. La mère exerce une autorité sans partage sur la famille dont elle est «le poteau mitan ».

Nous avons noté un nombre important d’hommes qui, à Saint-Pierre, régularisent une situation de concubinage établie pendant l’esclavage, en se mariant ou en reconnaissant leurs enfants naturels. Néanmoins, le modèle dominant est bien celui de la famille matrifocale.

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1577 mariages pour un corpus de 8370 personnes, soit un taux de nuptialité de 19%, même si une même personne peut avoir été mariée plusieurs fois.

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Dans la période 1849-1853, beaucoup de couples constitués avant l’abolition de l’esclavage ont contracté mariage, légitimant ainsi leurs enfants naturels. Quelques-uns étaient déjà mariés canoniquement et ont dû se remarier civilement. Mais c’était avant la loi du 6/12/1850 qui a validé ce type d’union.

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Mariage des Africains (1848-1885)

Classification des mêtiers
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C/ La fabrication de noms patronymiques à Saint-Pierre

Les recherches menées par notre équipe ont permis de relever 1320 patronymes attribués aux 2333 nouveaux libres dont nous avons pu reconstituer l’identité. Sur ces 1320 noms, beaucoup ont disparu non seulement à cause de la catastrophe mais aussi parce que le nom attribué à un individu non marié et qui n’a pas reconnu d’enfants est irrémédiablement perdu.

Comment ces noms ont-ils été « fabriqués » ? Peut-on savoir si le nouveau libre a choisi son nom ou bien s’il a été imposé par l’officier d’état civil ? Il semblerait que, dans la majorité des cas, à Saint-Pierre, il s’agisse d’un patronyme imposé. Notons que dans certaines communes de la Martinique, le Saint-Esprit par exemple, nous avons relevé une plus grande propension au libre choix du patronyme.

Signalons que beaucoup de prénoms sont devenus des noms : Gaspar, Gayétan, Henry, Jean-Alexis, Jean-Charles, Nestoret, Pamphile, Cyrille etc.

Très souvent ces prénoms donnent lieu à des anagrammes. Elles sont nombreuses sur le fichier reconstitué. Certaines sont faciles à déchiffrer, d’autres un peu moins : par exemple, Monsi/Simon, Torvic/Victor, Decipla/Placide, Loupec/Pécoul, Aumège/Gémeau, Géanle/Angèle…

On constate que certains noms sont l’anagramme du prénom de la personne qui se présente et très souvent, il s’agit d’hommes ou de femmes nés en Afrique : ainsi Marcel, né en Afrique se verra attribuer Celmar comme patronyme. Il en est de même pour Flora Raflor, Valéry Lévary,  Mélina Linamé, ou Jonas Najos tous nés en Afrique.

L’anagramme peut être tronquée : Paméla s’appellera désormais Mépa Paméla.

Il y a le cas des prénoms subissant apocope ou aphérèse comme  Barthé, nom donné à Barthélémy, ou Vestry nom donné à Sylvestre, Crécel nom donné à Lucrèce avec un L en supplément

Autre cas : l’officier puise des noms dans la littérature ou l’histoire : un romancier sulfureux du XVIIIème siècle, auteur des Liaisons dangereuses, Laclos, aura son nom porté par un nouveau libre ;

un personnage de théâtre symbole du valet insolent et revendicatif qui a donné son nom à un journal pas du tout révolutionnaire, Figaro, sera honoré en la personne d’un ancien esclave ; Lucrèce, nom d’un poète latin et d’un personnage de la Renaissance italienne, sera aussi retenu par l’officier d’état civil, probablement.

Des noms tirés de la mythologie grecque et romaine,  Calypso, Calisto, Hersilie, ceux de personnages célèbres : Michel Ange, Calas, connu grâce à  Voltaire qui a lutté pour  sa défense et sa réhabilitation, figurent eux aussi dans nos relevés, de même que Darius ou Amilcar!

Les héros et héroïnes du théâtre classique, Lindor, Lélio, Lisette, Dorine ont été mis à contribution dans quelques cas.

Ce ne sont sans doute pas les esclaves qui ont choisi de tels patronymes. En revanche, il y a fort à parier que les patronymes d’origine africaine ont été, eux, choisis et revendiqués : en voici quelques-uns : Lombé, Boucau, Diapé, Banaté, Makoï, Macata, Kanga, ces trois derniers attribués à des hommes nés en Afrique. Afry est le nom donné à une femme née en Afrique.

D’autres sont des noms de villes ou de pays : Rodez, Rennes, Bilbao, Savoie, Argentine, Sinaï

Certains sont fantaisistes, humoristiques voire grotesques ou blessants. Il peut s’agir de sobriquets, peut-être même revendiqués par leur porteur : Ahlala, Pèpète, Sansfaçon, Dortavec, Tulabat, Vinni, Dorlisse, Ademin, Mauricot (ce dernier, né en Afrique). Mais il est vrai que nous avons relevé moins de noms dévalorisants que dans la plupart des autres communes de la Martinique, sans doute parce que le maire de St Pierre, Alfred Agnès, était un homme de couleur, affranchi en 1831, ce qui probablement le rendait solidaire des Nouveaux Libres.

Les membres d’une même famille s’appelleront dorénavant Lolo, prénom de la mère de famille, décédée.

Une curiosité, qui a été aussi relevée dans d’autres communes : le patronyme attribué à l’homme dans un couple est repris sous forme d’anagramme pour la femme : nous trouvons donc : Collebert et sa compagne Bercol, Dobat et Tabod (Dobat est le prénom porté par le père, décédé, de l’homme), Avonil et Linova, Monreta et Taremond, Derny et Nider… ces personnes ont peut-être été mariées canoniquement, c’est à dire mariées religieusement seulement. Le mariage canonique est le mariage religieux catholique, seul mariage pour tous, qu’ils soient  blancs, libres ou esclaves. Cette situation  va durer jusqu’en 1805, année d’entrée (théoriquement !) en vigueur du code civil à la Martinique. Après cette date, les registres d’état civil existeront pour les blancs et libres, mais pas pour les esclaves. Il faudra attendre pour que ceux-ci  soient pourvus d’un état civil. Mais l’Eglise, quelle que soit l’époque, a toujours célébré le mariage des esclaves, le reconnaissant valide et leurs enfants légitimes.

Les prénoms ont eux aussi leur charme, prénoms désuets, pittoresques et inusités aujourd’hui : Garon,  Zozo, Améfine,  Frésillette,  Obtat ,  Méritia, Passionnette, Frèze, Dikilia, Grandchemin,  Nanine, Nadys…

 

Les Nouveaux Libres et la catastrophe de 1902

Parmi les personnes qui ont péri lors des éruptions de 1902, il y avait aussi plusieurs Nouveaux Libres.

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Pour terminer, soulignons la nécessité de ce travail, sa valeur thérapeutique, la satisfaction d’avoir pu le mener à bien : sauvegarder un pan de notre histoire trop souvent occulté dans le passé et pour Saint-Pierre, irrémédiablement anéanti, a constitué à nos yeux une entreprise qui a pris l’allure d’une véritable résurrection.

Valoriser ce passé douloureux, mettre en lumière le combat de nos ancêtres pour leur liberté et leur dignité est un devoir qui s’impose, dont on ne peut se dispenser quel que soit l’éloignement dans le temps de ces faits, et la recherche des traces du passé justifie pleinement nos efforts portés sur la généalogie. Transmettre à nos enfants la mémoire, garder mémoire du passé, oui, il le faut pour y trouver nos racines mais il convient de porter sur ce passé un regard assez détaché pour être à même de créer notre vie actuelle.

 Ont collaboré à ce travail de recherche : José Baude, Maggy Baudin, Alex Bourdon, Pauly Helmany, Sonny Jaccoulet, Monique Palcy, Viviane Son, Yvon Saint-Louis-Augustin.

 

Note de lecture : Les illusions du sang de Georges Leno

Deux ans après Chronique des Lilas (1) paraît Les Illusions du sang, le second roman de Georges Leno, au premier trimestre 2015, toujours à l’Harmattan.

Ann est une jeune Étasunienne blanche du Sud, de Charlotteville en Virginie. Profondément libérale, cultivée, curieuse de toutes civilisations, elle rencontre et épouse, à Paris, Philippe Rainville, de la classe dite békée à la Martinique. Philippe, jeune ingénieur doit rentrer au pays et prendre des responsabilités dans les entreprises de la famille.

Sitôt l’arrivée du couple, Ann est confrontée aux « règles » du milieu alborigène (2) en ce début des années 1960. Issue d’une famille aisée de ce sud des Etats-Unis, Ann sera pourtant mal acceptée, surtout par Alexiane, gardienne du temple de la lignée, une obsédée de la pureté clanique. L’auteur fait de son «héroïne» un regard à la fois étonné et subtil, mais aussi une réflexion. Le procédé est habile. Il rappelle le choix du narrateur de Frères Volcans (3) de Vincent Placoly. Ce blanc libéral est témoin et analyste des évènements à Saint-Pierre en mai 1848. Nous y observions alors une vision en biais, pour un questionnement sous-jacent sur la liberté et le devenir humain tout simplement. Chez Georges Leno aussi, il en vient une alerte plus fine, osons dire une inquiétude de bon aloi, en tout cas une attitude moins blasée du lecteur ou, au contraire, moins sujette à des «prédispositions » possibles.

Le cadre contextuel fournit la trame d’une œuvre qui parvient donc à éviter pièges et travers. Signalons ceux de la monographie «cliché» tournant en une spéculation de plus sur les blancs créoles de la Martinique, ceux de l’écrit maladroitement fictionnel et à charge polémique, enfin la mièvrerie «roméo-juliette » à la sauce créole pour les mésalliances….

Dès lors, le milieu révèle un réel potentiel romanesque. L’auteur évite la représentation esthétisante, magnifiée d’une expérience. La mise en fiction parvient, ici, à rendre tangibles, voire tragiques, les pans d’une « vraie vie » et permet de transcender un milieu singulier qui devient une illustration de l’universalité des comportements humains et des règles sociales qui les sous-tendent.

Les personnages foisonnent. Alexiane, née de Saint-Onge, épouse d’Alban Rainville et mère de Philippe, organise les rencontres, ourdit les alliances et assure la «maintenance» du clan. Elle est autoritaire, obsédée par une généalogie à sens unique. Ses conceptions du rôle de la femme se limitent à la procréation la plus étroite. Son frère Flavien est le phatriarque(4). Son autorité œuvre en tout pragmatisme. Il en va ainsi face aux conflits sociaux, dans les relations avec les représentants de l’Etat, préfet ou procureur. Curieusement, il n’est pas hostile à Ann. Alban Rainville, père de Philippe est plus en retrait. Il ne rejette pas Ann et la soutient discrètement. Sa liaison avec Adelise Nassidius, une Diamantinoise de couleur, tourne en revendication du bonheur. Son monologue sur plusieurs pages l’exprime. On y trouve la protestation de l’être piétiné, déjeté d’une dignité naturelle par la violence des illusions, que ce soient celles du sang, des fausses règles de vie avec le droit à ce bonheur même. Les Nassidius sont une famille noire installée sur l’Habitation du Diamant. Le jeune Jacques Nassidius a étudié, est revenu «sorbonnard», enseigne et distille des idées nocives pour la classe des alborigènes. Son père, Hector, depuis longtemps attaché aux Rainville et vivant sur leur habitation, ne comprend pas les opinions du fils. Bien entendu, Jacques et sa promise, également enseignante rencontrent Ann Rainville et se lient d’amitié avec elle. Le trio échange sur la réalité du pays, la musique, l’histoire séculaire et sans frontières des idées et de la littérature. Avec les Nassidius, Ann découvre le bourg du Diamant et ses activités tournées vers la mer, mais aussi le Fort de France populaire des années 60.

L’écriture est élégante, parfois savante sans être précieuse. Avouons une complexité éloignée, cependant, de…l’opacité. Georges Leno, hospitalier en psychiatrie, est sûrement un écrivain outillé pour démêler dans les êtres. Et cela sans qu’apparaisse une sorte de manie professionnelle. Il les rend à eux-mêmes, authentiques, aux yeux du lecteur. Les personnages cessent d’être les symboles d’une classe ou d’une catégorie sociale tel un meuble type d’une époque et de son style. L’humour est présent, jubilatoire sans trébucher dans l’ironie facile.

D’autre part il ne s’installe pas dans un style monolithique, immédiatement reconnaissable d’un ouvrage à l’autre. La langue de Les Illusions du sang n’est pas celle de Chronique des Lilas. Par exemple, dans la seconde œuvre, le curseur argot parisien est ramené au zéro. Nous relevons des mots vieillis du créole et du français. Notons l’utilisation constante du point virgule, souvent plusieurs fois dans des phrases paragraphes de cinq à huit ou dix lignes. Ce signe de ponctuation a peu à peu disparu des textes dits « modernes ». Qu’en est-il, ici, de ce « parti pris » du style ? Doit-on y voir, chez Georges Leno, l’expression volontaire d’une « réalité » drue déversant les détails de vie qui se chevauchent, s’ensuivent, dans une liaison qu’on ne peut interrompre d’un point péremptoire et plutôt fermoir ?

Et la langue se tresse au mieux dans les descriptions où la narration ne perd pas ses droits. L’anecdote n’illustre pas seulement. Elle structure et active une construction où la métaphore explose. La senne devient, « sur la plage le vaste traquenard empli des dernières convulsions des poissons » et le mouvement s’articule encore avec les femmes qui « en remettaient dans leur gouaille sans quitter des yeux le brasillement vivant dans le fond baigné d’eau des embarcations » (5). Il en est ainsi pour les évocations du Fort de France des années 60 (pages129 à 132).

Dans Les Illusions du sang, le travail du style, cette langue plurielle à la profusion maîtrisée, révèle des pans de nos réalités en évolution mais aussi vieilles comme l’histoire humaine et dans cette histoire humaine. Georges Leno offre, avec le choix de l’héroïne Ann Rainville, cette vision en biais. Remontent, moins manichéennes, mais alors plus «alertantes » en l’entendement du lecteur, les éternelles questions des comportements de l’être humain en son quotidien, le débat des lieux et rôles de la femme fondés ou non en nature. Dès lors s’ajoutera la hantise de la confiance ou non en nos sociétés avec leurs règles et leurs codes. Il nous en viendra, sûrement, à considérer que tous les personnages de ce roman, à quelque strate sociale qu’ils appartiennent, vivent, ainsi que le signalait François Mauriac, leur drame d’êtres vivants, drame qui « se poursuit et presque toujours se dénoue dans le silence » (6).

 Roger Parsemain

 

  • Chronique des Lilas, paru en 2015, a fait l’objet d’une note de lecture dans le précédent numéro.
  • Alborigène : Terme créé par Geoges Leno pour désigner les blancs créoles.
  • Frères Volcans, Chronique de l’abolition de l’esclavage, Vincent Placoly, Ed. La Brêche,
  • .Phatriarque,. Le terme désignait le chef d’une « phratrie », division de la tribu chez les Athéniens de l’antiquité. Le mot fut utilisé en sociologie, notamment dans l’ouvrage de Gaston Bouthoul: Traité de sociologie,,. p. 204
  • Les illusions du sang
  • Le romancier et ses personnages, François Mauriac, Paris 1933. Dans cet ouvrage, Mauriac énonce une faillite de l’art du roman. Les romanciers échoueraient, finalement, dans leurs ambitions de « créer la vie » ou reproduire le réel.

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Une annulation insolite !

 En explorant le registre d’état civil de la commune du Morne Rouge, année 1894, je tombe sur la transcription d’un jugement déclarant nul un acte daté du 13 septembre 1893, concernant la naissance de Joseph Maxime, enfant naturel.

Le voici  :

N° 117 – Du 7 juillet 1894, n° 325 du RC

 Jugement qui déclare nul l’acte de l’état civil du Morne Rouge en date du 13 septembre 1893 numéro 120, qui s’applique à Joseph Maxime, enfant qui n’a jamais existé.

L’an mil huit cent quatre-vingt-quatorze, le 27 juillet à deux heures de l’après-midi, nous, Jean Carassus, Maire et Officier de l’Etat civil de la commune du Morne Rouge, arrondissement de Saint Pierre, île de la Martinique, avons transcrit littéralement sur les registres courants destinés à recevoir les actes de naissance, mariages et décès pour l’année mil huit cent quatre-vingt-quatorze, le jugement rendu par le tribunal civil de première instance de Saint-Pierre, Martinique, le sept juillet courant, dont la teneur suit : République Française, au nom du peuple Français, Le Tribunal de première instance de Saint-Pierre Martinique, jugeant civilement, a rendu le jugement sur requête dont la teneur suit : A Messieurs les Présidents et juges composant le tribunal civil de première instance de Saint-Pierre, Martinique, le Procureur de la République près le siège a l’honneur d’exposer que le treize septembre mil huit cent quatre-vingt-treize, la demoiselle L… Marie Louise Denise se présentait à la mairie du Morne Rouge et déclarait, comme étant né d’elle, le douze août mil huit cent quatre-vingt-treize, un enfant auquel elle donnait les prénoms de Joseph Maxime ; que le quinze décembre de la même année, c’est à dire trois mois plus tard la dite demoiselle L… déclarait à la dite mairie la naissance d’un autre enfant né d’elle le vingt trois novembre mil huit cent quatre-vingt-treize, que l’attention du maire a été attirée sur ces deux déclarations successives et qu’une enquête a été immédiatement prescrite à la police du Morne-Rouge. Attendu que de cette enquête, il résulte que la déclaration faite à l’Officier de l’Etat civil le treize septembre mil huit cent quatre-vingt-treize est fausse ; que L… Marie Louise Denise portait dans son sein à cette époque un enfant qu’elle mettait au monde le vingt trois novembre et qui décédait le quatorze décembre suivant, appert acte inscrit au registre de l’Etat civil du Morne Rouge le quinze décembre mil huit cent quatre-vingt-treize, numéro cent soixante-dix-sept ; qu’il convient donc aujourd’hui de faire annuler l’acte du treize septembre mil huit cent quatre-vingt-treize qui est le résultat d’une fausse déclaration. Par ces motifs le Procureur de la République requiert qu’il plaise au tribunal Déclarer nul et inexistant l’acte du treize septembre mil huit cent quatre-vingt-treize qui s’applique au nommé Joseph Maxime, enfant qui n’a jamais existé. Dire que le jugement à intervenir sera transcrit en son entier sur les registres de l’année courante de la commune du Morne Rouge : que mention en sera faite en marge de l’acte du treize septembre mil huit cent quatre-vingt-treize numéro cent vingt ; que l’expédition du jugement, après avoir été paraphé par l’officier de l’état civil restera annexé aux

registres et sera déposée avec l’un des doubles conformément aux dispositions de l’article quarante-quatre du code civil. Les dépens passé en frais de justice criminelle. Parquet de saint Pierre le six juillet mil huit cent quatre-vingt-quatorze.

Le Procureur de la République p.i. signé R .Porry. Vu la requête ci-dessus et les pièces jointes, commettons M. de Ste Claire pour faire rapport à l’audience. Palais le six juillet mil huit cent quatre-vingt-quatorze. Le Président du Tribunal signé C.Herlé. Ouï en son rapport M. Duval de Sainte Claire, juge commis à cet effet, en ses conclusions conformes le Ministère public. Après en avoir délibéré, le tribunal, vu la requête qui précède et les pièces qui y sont jointes. Adoptant les motifs de la dite requête et y faisant droit ; déclare nul et inexistant l’acte du treize septembre mil huit cent quatre-vingt-treize qui s’applique au nommé Joseph Maxime enfant qui n’a jamais existé. Dit que le présent jugement sera transcrit en son entier sur les registres de l’année courante de la commune du Morne Rouge et que mention en sera faite en marge de l’acte nul du treize septembre mil huit cent quatre-vingt-treize numéro cent vingt ; Dit que l’expédition de ce jugement après avoir été paraphée par l’Officier de l’Etat civil restera annexée aux registres et sera déposée avec l’un des doubles conformément à la loi. Les dépens passés en frais de justice criminelle. Ainsi jugé et prononcé à Saint Pierre Martinique au palais de justice à l’audience publique et civile du samedi sept juillet mil huit cent quatre-vingt-quatorze où siégeaient Messieurs : Herlé, président, Des Fontaines, juge ; Duval de Sainte Claire ; juge provisoire, Chérius Chéri, substitut p.i. du procureur de la République, et Dispagne, commis greffier. Signé / C.Herlé et F.Dispagne. Enregistré à Saint Pierre le treize juillet mil hui vent quatre-vingt-quatorze, folio treize, case trois. Signé : Carac. En conséquence le Président de la République française mande et ordonne à tous huissiers sur ce requis de mettre le jugement à exécution, aux procureurs généraux et aux procureurs de la République près les tribunaux de première instance d’y tenir la main, à tous commandants et officiers de la force publique de prêter main forte, lorsqu’ils seront légalement requis. En foi de quoi le présent jugement a été signé  par le Président et le commis greffier. Pour expédition conforme délivrée à Monsieur le procureur de la République . Le greffier, L. de Fabrique St Tours.

Dont acte que nous avons signé.

L’affaire est bien curieuse ! Voici, à la suite, les actes de naissance du « faux », et du « vrai » enfant.

N° 120 – Naissance de Joseph Maxime, enfant naturel

Par jugement du tribunal de première instance de St Pierre, Martinique en date du sept juillet mil huit cent quatre-vingt-quatorze, n°325 transcrit sur les registres de l’état civil du Morne Rouge le 27 du même mois sous le n° 117, l’acte inscrit ci-contre concernant l’enfant Joseph Maxime qui n’a jamais existé a été annulé.

Dont mention

L’Officier de l’Etat civil,  Carassus

L’an mil huit cent quatre-vingt-treize le treize septembre, à onze heures du matin, à la maison servant de mairie, par devant nous, Nirdé Maurice, deuxième adjoint au maire de la commune du Morne Rouge, arrondissement de St Pierre, île de la Martinique, délégué aux fonctions d’officier de l’Etat civil par arrêté du maire en date du dix-neuf octobre dernier, a comparu la demoiselle L… Marie Louise Denise, âgée de trente-deux ans, couturière célibataire domiciliée dans cette commune au lieu dit Le Champflore ; laquelle nous a déclaré que le douze août dernier, à sept heures du soir, elle est accouchée chez elle d’un enfant du sexe masculin qu’elle nous a présenté et auquel elle a déclaré vouloir donner les prénoms de Joseph Maxime, se reconnaissant pour être la mère de cet enfant. Les dites présentation  et déclaration faites en présence de MM. Juanéry Jean Maxime âgé de soixante-neuf ans, cultivateur et Sultava Elie âgé de quarante ans, propriétaire, tous deux domiciliés dans cette commune, non parents de l’enfant, lesquels ont été choisis par la comparante. Dont acte que nous avons signé seul, la comparante et les témoins ayant, de ce requis, déclaré ne le savoir, lecture faite.

Suit la signature M. Nirdé

N° 176 – Naissance de Louis, enfant naturel

L’an mil huit cent quatre-vingt-treize, le quinze décembre à une heure de l’après-midi, à la maison servant de mairie, par devant nous, Nirdé Maurice, deuxième adjoint au maire de la commune du Morne Rouge, arrondissement de St Pierre, île de la Martinique, délégué aux fonctions d’officier de l’Etat civil par arrêté du maire en date du dix-neuf octobre mil huit cent quatre-vingt-douze, a comparu la demoiselle P… Marie Angéline Valentine âgée de trente-sept ans, cultivatrice, domiciliée dans cette commune au lieu dit Le Champflore ; laquelle nous a déclaré que le vingt-trois novembre dernier à neuf heures du matin, la demoiselle L… Marie Louise Denise, âgée de trente-deux ans, couturière célibataire domiciliée dans cette commune également au lieu dit Le Champflore est accouchée en ce lieu d’un enfant du sexe masculin qu’elle nous a présenté et auquel elle a déclaré donner le prénom de Louis. Les dites présentation  et déclaration faites en présence de MM. Pivert Célerin, âgé de quarante-quatre ans, cultivateur et Robinel Charles Gustave, âgé de trente ans, garde de police, tous deux domiciliés dans cette commune, non parents de l’enfant, lesquels ont été choisis par la comparante. Dont acte que nous avons signé avec les témoins, la comparante ayant, de ce requis, déclaré ne le savoir, lecture faite.

Suivent les signatures

N° 177 – Décès de Louis

L’an mil huit cent quatre-vingt-treize, le quinze décembre à une heure de l’après-midi, à la maison servant de mairie, par devant nous, Nirdé Maurice, deuxième adjoint au maire de la commune du Morne Rouge, arrondissement de St Pierre, île de la Martinique, délégué aux fonctions d’officier de l’Etat civil par arrêté du maire en date du dix-neuf octobre mil huit cent quatre-vingt-douze, ont comparu les sieurs Pivert Célerin, âgé de quarante-quatre ans, cultivateur et Robinel Charles Gustave, âgé de trente ans, garde de police, tous deux domiciliés dans cette commune, non parents de l’enfant, lesquels nous ont déclaré que hier, à dix heures du soir, Louis, né dans cette commune le vingt-trois novembre dernier, fils de demoiselle L… Marie Louise Denise, couturière célibataire domiciliée dans cette commune au lieu dit Le Champflore  est décédé chez sa mère. Après nous être assuré du décès, nous avons dressé le présent acte que nous avons signé avec les témoins, lecture faite.

A REMARQUER : la déclaration de naissance (acte 176) datée du 15 décembre 1893 à une heure de l’après-midi précède immédiatement la déclaration de décès (acte 177) et a été effectuée alors que l’enfant était déjà décédé puisque le décès date de la veille, 14 décembre, comme on peut le constater à la lecture de l’acte de décès.

Question : la formule : « … accouchée chez elle d’un enfant qu’elle nous a présenté » est-elle purement administrative, ou atteste-t-elle d’une présentation effective de l’enfant ?

Autre question qui découle de la précédente : les témoins ont-ils été abusés par la mère, ou ont-ils été reconnus complices d’une fausse déclaration ?

Toutes ces questions méritent une réponse qui sera peut-être fournie par le jugement proprement dit dont il s’agit maintenant de retrouver, si possible, la trace !

On ignore donc si la demoiselle L… a été inquiétée pour cette fausse déclaration : en tout cas, deux ans plus tard, en 1896, elle donne naissance à un fils prénommé Jean Joseph qu’elle déclare elle-même. L’année suivante, c’est une fille, Rose Eléonore qui naît d’elle: l’acte mentionne qu’ « elle se reconnaît être le père et la mère de cet enfant ». Voilà une déclaration avant-gardiste ! je ne sais pas si, à cette époque, il était courant d’effectuer une telle reconnaissance en paternité et en maternité !

L’occasion est dès lors offerte d’apporter des précisions sur les délais de déclaration de naissance et de décès, délais qui ont varié au cours des siècles : ainsi, le 27 décembre 1805, dans la Circulaire de M. le préfet colonial ( Laussat) aux curés des paroisses sur la tenue des actes de l’état civil , on lit ceci :

« sur l’époque où doit se faire la déclaration de la naissance. Le code civil ne donne que trois jours, mais les localités, et surtout les maladies du climat, ne comportant pas ici un aussi court délai, il suffira que l’acte de naissance soit passé dans les trois premières semaines : cette décision fera provisoirement règle. »

 On constate que cette autorisation n’est pas toujours respectée, tout au long du XIXème siècle, les déclarations de naissance sont souvent faites plus d’un mois après la naissance de l’enfant !

Cette question des délais de déclaration de naissance et de décès sera abordée de façon plus détaillée dans un prochain bulletin.

Monique Palcy